LE PETIT BROCANTEUR
Il avait 25 ans environ et exerçait l’état de brocanteur comme son père. Il achetait et revendait vieilles ferrailles et vieilles voitures. Il gagnait assez bien sa vie et pouvait sans trop de peine élever sa petite famille, sa vaillante jeune femme qui avait été institutrice et ses deux petites : l’aînée, deux ans ; la plus jeune, quelques semaines. Un accident banal bouscula ce fragile bonheur. Une pipe d’essence éclate, l’inonde de feu ; gravement brûlé, il refuse de se faire admettre à l’hôpital, il se soigne lui-même avec des « pommades ». Cela ne l’empêcha pas d’aller à l’hôpital au contraire ; il dut y passer plusieurs semaines et en sortit très fatigué, bien diminué au point de vue forces physiques. Les misères alors se succèdent en chaîne. Il s’endette, il n’arrive plus à payer son loyer, l’huissier le chasse de son petit appartement.
Il leur fallut déplier, raccommoder une vieille tente de tourisme, et depuis ils vivent en « camping ». Comme meubles : un matelas qui occupe presque toute la tente, et en plein air, un « primus », quelques ustensiles, quelques caisses, deux escabeaux, la vieille Ford transformée en camionnette, pour transporter la ferraille. La petite dernière était placée dans une pouponnière. Comme ils ne pouvaient plus payer sa pension, la commune d’origine la prit en charge et lui nomma un tuteur. Puis le petit brocanteur, qui avait fait du « sana » dans le passé, sentit à nouveau du mal dans la poitrine ; il devait aller voir un médecin, loin, à Lyon, et acheter de remèdes assez coûteux. Cependant il faisait très beau cet été, la vie sous la tente avait des avantages ; la petite aînée s’accommodait fort bien de cette vie de bohémiens ; pour ne pas décourager son mari, très courageusement, l’ex-institutrice acceptait tout.
On ne lui avait jamais parlé de ça…
Un jour le petit brocanteur rencontra un ancien retraitant qui, aussitôt, lui parla d’aller faire une retraite. (Quelle idée de parler « retraite » à un pauvre ouvrier dans la « débine » ?) On ne lui avait jamais parlé de ça au petit brocanteur, mais apprenant qu’on allait du côté de Lyon, il accepta de partir cinq jours. « Vous me mènerez à Lyon ? » – « Oui, ça fait un crochet, mais on vous y mènera… » – « Mais il faudra du temps pour la visite, puis une piqûre… » – « On vous attendra… » – « Mais ma femme et ma petite, toutes seules sous la tente pendant 6 jours ? ». Le recruteur lui dit : « Je m’en charge, je lui ai déjà trouvé un logement, chez une cousine, n’ayez aucune inquiétude… »
Et on amena le petit brocanteur à Chabeuil. Dès le premier jour il me raconta ses déboires et ses peines : sa fatigue au travail, sa poitrine, ses dettes, la vie sous la tente, sa petite femme si courageuse, ses deux petites filles. Je m’alarmais : « Comment ! votre jeune épouse est seule sous la tente avec deux bambines ». Il m’expliqua. Grâce au recruteur, sa femme était à l’abri, mieux : en famille.
Il suivit la retraite de tout son cœur. Un bain de jouvence d’où il sortit tout transformé, tout ragaillardi. Au retour ses nouveaux amis le conduisirent à Lyon, chez le médecin.
Partout des bois…
Quelques jours après, le ministère de retraites m’amena dans la région. Son recruteur m’indiqua que notre petit brocanteur avait retrouvé sa famille et sa tente, qu’il campait à la lisière d’une forêt, pas très loin d’un célèbre pèlerinage de la Sainte Vierge. Un retraitant eut la bonté de m’emmener dans son auto jusqu’à cette chapelle de Notre Dame. Comment le retrouver ? Partout des bois et des forêts. A côté de la chapelle se trouvait un couvent de religieuses. Nous leurs parlons de nos « campeurs » : « Bien sûr que nous les connaissons ! la petite femme est si vaillante, l’enfant si mignonne, et lui, bien courageux. Tenez, prenez ce chemin, vous les trouverez avec leur tente jaune, à la lisière entre les deux bois. Mais c’est assez loin… ». Oui, c’était assez loin ; il fallut bien chercher une demi-heure, il y avait de nombreux chemins forestiers. Enfin, nous découvrîmes la tente jaune, avec son matelas, avec le primus sur lequel une marmite chantait ; un chien hargneux et bruyant ; une petite blondinette aux joue roses qui trottait au milieu des ustensiles, enfin une jeune dame très proprette et très digne, vraie maîtresse de maison ; elle nous avança les deux escabeaux et nous fit les honneurs de son beau salon vert.
Assez étonné de tous ces contrastes, je me présentais. Le visage de la jeune dame s’éclaira aussitôt : « Ah ! sa retraite. Depuis qu’il est revenu il ne me parle que de cela et le jour et la nuit. Comme ça l’a remonté ! Il se décourageait parfois. Puis il m’a dit qu’il avait trouvé là-bas…, et ici… des amis… des frères presque. Puis, vous savez, nous avons fait baptiser les deux petites ; la plus grande il y a une semaine à la paroisse, c’est M. X (le recruteur) qui était son parrain ; la plus petite, dimanche dernier, à la pouponnière ». Je demandais : « Et lui… où est-il ? » – « Il est allé chercher de la ferraille avec la camionnette… il va revenir d’un moment à l’autre ». C’était midi. J’avais un rendez-vous. Je laissai l’adresse et au début de l’après-midi, notre petit brocanteur, plein de courage, vint prendre le café avec nous. A ma demande, il raconta avec simplicité aux anciens retraitants présents ses aventures, avant, pendant et après la retraite.
Cela s’était passé au cours de l’été. Quelques semaines plus tard, au début de l’automne, je vois notre ami le recruteur de passage à Chabeuil où il était venu transporter quelques nouveaux. Un peu inquiet devant l’approche de l’hiver, je lui demande des nouvelles du petit brocanteur. « Mon Père, ne vous inquiétez pas. D’abord notre ami le Secrétaire du Comité lui a trouvé un travail en attendant quelque chose de plus stable. Puis nous lui avons trouvé un petit appartement meublé. Il était incapable de payer la location. Au bureau, j’ai raconté son histoire ; tous mes camarades de travail se sont aussitôt cotisés et nous avons réglé son appartement. Il a pu s’installer sans aucun frais. Il a été l’objet d’un jugement à cause de ses dettes ; tout s’est bien arrangé. Nous travaillons maintenant pour ramener au foyer la toute petite, née le jour de Pâques. Il y a certaines formalités à remplir, mais nous pensons que dans un mois elle sera à la maison. Et dans quelque temps l’institutrice ira aussi faire la retraite. Cette famille est sauvée ».
Livre André ROMAGNAN « Ils ont rencontré le Christ »